Source : LE MONDE du 12.11.09
Interdire la burqa : l'idée qui avait brusquement surgi dans le débat public, au printemps, se heurte à des obstacles juridiques de taille. C'est le constat que peuvent désormais dresser les 42 membres de la mission d'information sur "la pratique du port du voile intégral sur le territoire national", créée le 23 juin.
Ces députés qui se réunissent chaque semaine, sous la présidence de leur collègue communiste André Gerin (Rhône), ont entendu des sociologues, des responsables d'associations, des élus locaux. Mais aussi des juristes : Rémi Schwartz, conseiller d'Etat et rapporteur (en 2003) de la commission Stasi, qui avait traité de la laïcité dans les services publics ; puis Denys de Béchillon, professeur de droit public à l'université de Pau. D'autres seront entendus par la mission d'ici à la fin novembre.
M. Schwartz a livré aux députés un premier avertissement. Si le fonctionnement des services publics - en l'espèce les établissements d'enseignement - a pu justifier les règles particulières édictées par la loi de 2004 interdisant le voile à l'école, il en va tout autrement dans ce que l'on appelle l'espace public où, a souligné M. Schwartz, "se pose à l'inverse la question du respect des libertés fondamentales". "La prohibition de la burqa réaliserait une ingérence forte dans l'existence d'au moins trois droits fondamentaux", a précisé M. de Béchillon, qui a cité "la liberté de religion", "la liberté d'opinion", ainsi que "la liberté d'aller et venir".
Il en faudra davantage pour désarmer des députés fort désireux de trouver une solution juridique au problème qu'ils ont publiquement soulevé. Du coup, les juristes sont invités à explorer toutes les pistes. Etat des lieux.
La laïcité. "L'exigence de laïcité pèse sur l'Etat et non sur les personnes privées", a rappelé M. de Béchillon, en soulignant que chacun - hors service de l'Etat - est au contraire libre d'exercer et de manifester sa religion. "La laïcité ne s'applique pas dans la rue", confirme Bertrand Mathieu, professeur à l'université de Paris-I, qui juge ce principe "inutilisable" en l'espèce.
La notion de "pratique radicale de la religion" a bien été avancée par le Conseil d'Etat pour s'opposer à l'octroi de la nationalité française à une mère de famille marocaine portant la burqa. Mais, a prévenu M. Schwartz, "on ne peut rien en extrapoler parce qu'il s'agit d'une législation particulière (sur l'acquisition de la nationalité) et que la liberté religieuse n'était pas en cause".
La dignité de la personne. Ce principe a été appliqué en droit français dans une décision du Conseil d'Etat de 1995 sur le lancer de nain. Rappelant cette jurisprudence, M. Schwartz a entrouvert cette porte. "Est-ce que le fait d'empêcher autrui de voir une femme, ce qui n'est pas imposé aux hommes, est attentatoire à la dignité de la personne humaine et à la dignité des femmes ?", s'est-il interrogé, tout en se gardant de répondre.
L'hypothèse fait bondir le constitutionnaliste Guy Carcassonne, qui se dit "épouvanté à l'idée qu'on puisse se servir de ce fondement-là". "Ce principe du droit objectif ne qualifie pas la puissance publique pour se substituer aux personnes afin de se faire juge de leur dignité. Où va-t-on si la loi commence à s'occuper de cela !", s'exclame-t-il, en estimant que cela reviendrait à "supprimer la notion de liberté". "On se trouverait dans une querelle théorique entre les principes de liberté et de dignité. On ne s'en sortirait pas", juge également M. Mathieu.
L'ordre public. L'usage éventuel de cette notion suscite davantage de débats parmi les juristes. Certains estiment que l'obligation d'être identifiable pourrait permettre de prohiber - indirectement et implicitement - le port de la burqa. Selon M. Carcassonne, le législateur pourrait poser le principe selon lequel "on n'a pas à se dissimuler quand on est en public", en prévoyant des exceptions concernant, par exemple, le groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), ou les périodes de carnaval.
D'autres doutent fortement de la viabilité de cette piste. "Si l'ordre public nécessite de pouvoir reconnaître les identités, on ne peut pas imposer aux citoyens d'être en état de contrôle permanent", a souligné M. Schwartz devant la mission parlementaire. "Cela voudrait dire que l'espace public est un espace où chacun doit être identifiable à tout moment, comme s'il s'agissait d'une vaste zone de vidéosurveillance. On entrerait dans une autre société", affirme Danièle Lochak, professeur de droit public à l'université de Paris-X-Nanterre, qui évoque un "fantasme assez fou".
Estimant qu'invoquer la seule notion d'ordre public est "juridiquement risqué", M. Mathieu propose d'y ajouter la "liberté contractuelle" et la "liberté personnelle" pour affirmer - un cran en dessous d'une interdiction complète de la burqa - "le droit des tiers à identifier la personne avec laquelle ils sont en relation .
La mission parlementaire, qui doit rendre ses préconisations début 2010, proposera-t-elle de légiférer en dépit de tous ces obstacles ? "Si elle était votée, l'interdiction de la burqa pourrait être déclarée illégitime par de nombreux juges et il y aurait de multiples contentieux, du tribunal correctionnel à la Cour européenne de Strasbourg en passant par le Conseil constitutionnel", a prévenu M. de Béchillon.
Jean-Baptiste de Montvalon
12 novembre 2009
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire