11 novembre 2005

Avocats, oser les bons choix

Renforcer la profession serait s'engager dans la défense des intérêts du public et des libertés.

Par Pierre CONIL, Tiennot GRUMBACH, Claude MICHEL et Jean-Luc RIVOIRE
Liberation, vendredi 04 novembre 2005

Pierre Conil est président du Syndicat des avocats de France ; Tiennot Grumbach, Claude Michel et Jean-Luc Rivoire sont militants du SAF.

En n'osait pas jusqu'ici menacer de «kärchériser» les banlieues déshéritées ou dénoncer, à médias que veux-tu, la «racaille» des jeunes qui y vivent. Désormais, les choses sont plus claires : un gouvernement de droite applique une politique de droite et fait primer ouvertement la sécurité menacée sur les libertés confisquées, les intérêts des milieux d'affaires sur les droits sociaux, comme l'illustre le détricotage insidieux du droit du travail.

Il s'agit d'une mutation aussi profonde que subtile. Si le socle républicain subsiste, les dérogations de plus en plus nombreuses aux sûretés individuelles inquiètent. Elles tirent prétexte d'une part de la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée et d'autre part du chômage et des contraintes de la mondialisation de l'économie. Les discriminations se renforcent au détriment de certaines catégories de la population, faute de crédits ou de volonté politique pour surmonter les obstacles culturels, religieux et sociaux. L'école ne remplit plus suffisamment sa fonction d'égalité et son rôle d'ascenseur social.

Le discours provocateur du ministre de l'Intérieur, candidat à la magistrature suprême, montre chaque jour mieux jusqu'où la droite est susceptible d'aller dans l'autoritarisme politique et l'ultralibéralisme économique. A l'approche des échéances électorales majeures, il n'est que trop temps que les forces politiques qui aspirent au changement définissent leur programme et tracent les limites à ne pas dépasser : non-rétroactivité des lois, respect du juge, rôle prééminent de la loi, légalité des peines, droits de la défense, consécration des droits sociaux fondamentaux, rejet de toutes discriminations, respect du droit d'asile, etc. Les mesures qui garantissent la sécurité doivent être strictement nécessaires et les restrictions de liberté doivent être temporaires et respecter le principe de proportionnalité.

Comment les avocats peuvent-ils s'inscrire dans ce débat qui recouvre l'essentiel de leur activité professionnelle. 4 000 d'entre eux, rassemblés à Marseille par le Conseil national des barreaux (CNB), soit près d'un dixième des quelque 44 000 avocats français, ont exprimé les 21 et 22 octobre, devant les représentants des pouvoirs publics et des milieux économiques, leurs aspirations et principales revendications.

Les ovations faites au discours du président, Michel Bénichou, ont permis de mettre en relief le socle commun à l'ensemble des avocats dans nombre de domaines. Cependant, les compromis orchestrés sur l'article 437-4-2 du code pénal, issu de la loi Perben II, qui permet dans certains cas la détention provisoire d'un avocat à l'occasion de l'exercice de sa fonction de défense, ont été minimisés. Dans sa rédaction nouvelle convenue avec le gouvernement, cet article continuera à peser sur la liberté de la défense. Les insuffisances de l'action en faveur d'une réforme profonde de l'aide juridictionnelle sont criantes. Le mouvement vers l'élargissement de la profession aux juristes d'entreprise a, par ailleurs, subrepticement reçu un coup de pouce.

Pourtant, les contradictions qui traversent la profession ne cessent de s'accroître. On ne peut que constater la diversité des spécialisations, la différence des modes d'exercice (de l'avocat individuel aux grandes firmes internationales), la diversification des réseaux de clients socialement éloignés. La distorsion des niveaux de revenus s'aggrave. La répartition des charges d'intérêt public (aide juridictionnelle et commissions d'office) est de plus en plus inégale. Ceux qui s'engagent dans la défense des personnes et des libertés doivent affronter les incertitudes de l'avenir, au regard des carrières vite gratifiantes de ceux qui rejoignent les firmes et se concentrent sur le droit de l'entreprise. On ne donne cependant une assise forte et durable à la défense des intérêts d'une profession libérale que si on démontre, bien au-delà de l'horizon étroitement corporatiste, son rôle dans la défense des intérêts du public et des libertés et le concours qu'elle peut donner à la satisfaction des besoins des gens dans son domaine de compétence.

Quel assourdissant silence à Marseille sur ces sujets qui divisent ! On ne peut continuer de faire comme si cette profession pouvait être unie sur tout. Les avocats qui la composent ne s'engagent-ils pas, quotidiennement, et souvent avec conviction, dans la défense d'intérêts, de logiques et de valeurs contradictoires. Ces contradictions majeures ne sont-elles pas au coeur même de notre société démocratique ? Si le postulat d'un accès au droit et à la justice pour tous a été posé, le CNB ne reprend aucune des propositions qui conditionnent une véritable réforme, à savoir un important relèvement des plafonds d'accès à l'aide juridictionnelle et une véritable rémunération des avocats intervenant à ce titre.

Bien que le président de la République se soit prononcé en faveur d'une action de groupe au profit des associations pour les petits litiges, on n'a pas entendu beaucoup de professionnels du droit affirmer leur soutien à cette mesure favorable aux victimes des grandes sociétés de production et de services. L'extension de cette procédure, dans tous les domaines où la société civile est structurée par de grandes associations représentatives ou des syndicats, aurait l'avantage de désencombrer les tribunaux des affaires répétitives que l'on appelle, à tort, les contentieux de masse.

Alors que la Cour de cassation a réussi le tour de force de modifier sa fonction normative par une utilisation intense de la nouvelle procédure de non-admission des pourvois (actuellement 47 % des dossiers en pâtissent devant la chambre sociale), les protestations contre ce changement dans l'équilibre des institutions restent inaudibles...

Le gouvernement revient sur les protections des travailleurs notamment avec le contrat nouvelles embauches (CNE) qui porte à deux ans la période d'essai permettant une procédure expéditive de licenciement. Si on doit constater que la majorité des avocats en droit social est désormais à la barre pour défendre les intérêts des entreprises, il est cependant possible pour les avocats qui défendent les travailleurs, comme l'induit l'arrêt du Conseil d'Etat du 19 octobre 2005, de bâtir une défense efficace des salariés concernés devant les conseils de prud'homme. Il n'y a pas lieu de baisser les bras.

Les mouvements sociaux prennent de l'ampleur. Pourquoi le CNB ne prendrait-il pas l'attache des organisations syndicales représentatives des salariés pour débattre de leurs propositions. A l'occasion de diverses manifestations, le CNB rencontre les dirigeants du Medef ou des personnalités du monde des affaires ; pourquoi ne pas rencontrer aussi les dirigeants syndicaux ? Qu'ont fait les représentants des avocats dans la délégation de l'UNAPL au Conseil économique et social ?

La violence urbaine semble tourner à la révolte. Ne devons-nous pas réfléchir davantage à la difficulté de porter la revendication du droit à l'intégration et à l'égalité de traitement, parallèlement à notre mobilisation en faveur des droits de la défense des étrangers en situation irrégulière ?

Si l'unité autour d'un CNB qui fédère la profession d'avocat est une bonne chose, il faut aussi que soient élus dans cette assemblée représentative de la profession au niveau national, qui va être prochainement renouvelée, des femmes et des hommes qui prennent la parole au nom du refus de la gestion de la pénurie, des avocats qui affirment que ce n'est pas la loi d'orientation des lois de finances (LOLF) qui doit faire le budget de la chancellerie, mais des choix stratégiques d'«économie politique de la Justice» pour que celle-ci puisse répondre aux demandes réelles des citoyens.

Un tel «engagement» de très nombreux avocats pour faire entendre la parole des couches populaires donnera sens et renforcera l'utilité sociale de la profession d'avocat tout entière.

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